4/27/2016

Avoir un faible

À propos des films de Straub-Huillet, Olivier Séguret parlait d'une force "de diamant", la force de celui qui brise les autres  mais que rien ne peut abîmer. Les films de Pierre Léon, au contraire, on peut les aimer pour leur fragilité (dans le bon sens du terme, c'est Francisco Algarin qui dit les aimer pour ça). Ce n'est pas la raison pour laquelle je les aime, moi, mais c'est peut-être pour une question de fragilité/force que j'ai pensé à Straub en voyant Oncle Vania, parce que c'est l'une des adaptations le plus rigoureuses et solides de Léon (si on la compare, par exemple, à L'Adolescent ou Deux Rémi, deux, beaucoup plus libres comme "adaptations" de Dostoïevski)

Mais la rigueur avec laquelle Léon accompagne la pièce de Tchekhov n'arrive pas à tuer cette sensation de fragilité qui palpite dans le film. Pourquoi ? Parce que Léon arrive à se garder toujours une petite marge, un peu comme si un enfant marchait de la main de son père mais celui-ci laissait l'enfant s'avancer ou s'attarder sans pourtant le lâcher. Et tout das le film se joue là : dans cette petite marge. Les acteurs sont dirigés et placés avec une précision sur laquelle Straub ne cracherait point (la réunion pour écouter l'annonce du professeur Sérébriakov) mais il y a un toujours un petit espace qui leur est réservé. Un peu comme si au théâtre, les marques à la craie pour signaler le placement des acteurs étaient assez généreuses comme pour éviter qu'ils restent trop figés. Cet espace que Léon donne, il est à l'acteur et à personne d'autre : c'est l'espace pour leur fragilité, justement. Cette petite marge où ils se déplacent et existent, et dont Jean-Claude Biette profite en permanence, à tel point que ses mouvements donnent parfois l'impression d'être inversés, comme si le plan avait été monté à vitesse inversé (à force de faire les mil pas de son petit espace...). Puisqu'ils peuvent profiter en liberté de cette petite marge que la mise en scène et le découpage leur offrent, l’évidente précision du film ne semble point être une limitation pour les acteurs. Elle est plutôt comme un guide qui leur permet de jouer en confiance. Pour rajouter une nouvelle comparaison, c'est si l'on veut comme ces lignes qui, dans un cahier, nous aident à écrire plus droit. D'où l'impression de quelque chose de didactique ou éducatif : les films de Pierre Léon semblent aider leurs acteurs à devenir non seulement meilleurs acteurs mais aussi meilleures personnes.

Oncle Vania arrive à préserver aussi une marge de liberté à l'égard de la structure de la pièce, qui est solide comme du béton. Léon respecte et s'appuie sur cette structure, mais avec une énorme souplesse. Une fois reconnus les murs de la pièce, et sachant qu'ils sont là pour la tenir, on peut s'amuser à l'intérieur. Ce dont Léon profite pour travailler une durée intérieure à chaque scène, dans les mouvements, dans les regards, dans les entrées et sorties de cadre, le film construisant finalement un temps qui lui est unique.

C'est peut-être grâce à cette espace de liberté où notamment Biette et Bénédicte Dussère ont le droit de bouger avec toute leurs maladresses (incroyables regards fixes hors champ vers nulle part) que le film arrive à être plus Tchekhov que nature. Je parle de l'incroyable, terrible et précise description que Theckhov donne de ce moment de la vie où on a l'impression de s’enliser (résumé notamment dans la séquence entre Biette et Serge Renko ou Biette-Vania se lamente de ses talents perdus et qu'il aurait pu stimuler), ce moment où on se laisse dépasser par le temps sans s'en rendre compte car, justement, notre temps on le donne à quelqu'un d'autre, en l'occurrence, l'oncle professeur, le profiteur. Bref : l’aliénation. D'où l'incroyable émotion du monologue final de Dussère au moment où justement le visage de Biette ne bouge plus, ni en avant ni en arrière, bloqué entre ses mains : s'il nous touche tant, c'est parce qu'ils sont justement les deux acteurs dont on a vu quelque chose qui tremble, et ce sont justement eux qui doivent faire passer la beauté et la douleur de la pièce de Tchekhov.

Et sur ça, je me fais une réflexion vraiment conne. Tchekhov, Léon, comme beaucoup d'autres, par la richesse des questions qu'ils se posent en créant leurs oeuvres, par la nature même du fait de créer, d'écrire, de filmer, arrivent justement à échapper dans leurs vies à cet enlisement du quotidien. Alors, comment ça se fait que c'est justement eux qui arrivent le mieux à le comprendre, à le mettre en mots, à le transmettre ? Alors que nous mêmes qui le vivons directement serions presque incapables de le formuler ? C'est peut-être qu'on est juste trop accablés ? Nous reposerons, peut-être...

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