12/12/2016

Souvenir d'un prof

Il arrivait chaque matin avec le même lot sous le bras : un journal sportif, un carton de vin rouge bon marché et un rouleau de papier toilette. Et sans dire bonjour, il nous donnait des ordres. Il était mince, le nez rouge, les cheveux blancs, une moustache épaisse et toujours brune. Chaussures modestes, pantalon gris, blouson en cuir, aucun sourire. Il était prof' de sport, notre prof' de sport. Joaquín Pardo. Sévère, triste, solitaire, il ne fraternisait pas trop avec les autres profs, et il était impossible de l'imaginer en pleine discussion banale ou sur le fonctionnement de l'école. Impossible surtout de l'imaginer papoter avec les curées qui la dirigeaient. En fait, je n'ai aucun souvenir de lui en train de discuter avec quelqu'un, sauf très vaguement.

Grâce à des amitiés de mon père j'ai appris qu'il n'avait pas été n'importe qui auparavant. Il avait été un très bon athlète (spécialité : saut) et un joueur de foot assez digne dans les années 1950 (notamment réputé par sa puissante frappe, redoutable aux tirs francs, etc). Sa façon de marcher m'impressionnait beaucoup. Les mains souvent derrière le dos, il avançait chaque pied avec un élan bizarre, imprimant une accélération au moment d'étirer totalement la jambe avant toucher le sol. Comme s'il avait quelque chose collé aux pointes de pieds et qu'il essayait de s'en débarrasser petit à petit, à chaque pas. Cette démarche lui donnait une allure militaire, mais j'ai compris que s'il marchait comme ça, c'était pour ne jamais oublier la bonne technique d'appui quand on court avant le saut.

Sa dureté s'est très vite transformé en tristesse pour moi, et c'est pour ça que je l'ai toujours apprécié. Il pouvait énerver mes camarades avec ses insultes et punitions (plutôt rares, mais ses techniques d'humiliation étaient très inventives, comme quand il a dit à quelqu'un qui parlait pendant l'explication du cours "mets ta langue dans ton cul et compte jusqu'à vingt !"), pour moi, elles n'étaient qu'une mascarade, une façon de se débarrasser de nous. Je l'ai un peu déçu, je pense, car j'avais une bonne aptitude physique pour certaines épreuves, mais je ne me battais pas pour être un des plus forts. Avec notre uniforme sportif (shorts bleus et t-shirt blanc) on courrait en cercle, on se tapait dans les cuisses pour ne pas avoir froid, et il y avait là comme une espèce de beauté poétique de la dureté. Pas la nôtre, mais celle des autres, comme si cette fiction nous permettait de comprendre comment la vie peut être dure pour d'autres gens, comme les militaires, les paysans qui travaillent tôt le matin, les ramasse poubelles. Surtout, je pensais beaucoup aux gens plus âgés que moi, et à leur jeunesse ingrate. En outre, notre prof nous a aussi appris la beauté de certains sports, comme la boxe, même si depuis tout petit j'aimais beaucoup déjà. Je détestais ce lycée, mes camarades, cet endroit, cette ambiance violente, égoïste, méchante, basse. Mais lui, qui était dur, antipathique, triste, alcoolique, je l'aimais bien. Aujourd'hui, il doit avoir 80 ans.

Débout, deuxième de droit à gauche (le seul avec des manches courtes), Joaquin Pardo, notre hirsute prof' de sport.


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